Explications de Maître François Lesaffre, avocat, spécialiste en droit de la propriété intellectuelle
Nous sommes en matière d’ « art appliqué à l’industrie » et la question est celle de la protection des créations des designers, de l’exclusivité de l’exploitation par le titulaire des droits protégés.
Le lit dessiné par Thomas de Lussac est susceptible d’être protégé par le droit d’auteur et le droit des dessins et modèles.
Dans le premier cas l’oeuvre doit être originale, dans le second elle doit être nouvelle. Les deux notions ne se confondent pas.
Seul peut être protégé le dessin et modèle qui est nouveau, c'est-à-dire qu’il ne peut lui être opposé d’antériorité. Il convient de plus que l’oeuvre ait un caractère propre ce qui signifie qu’elle suscite une impression globale différente des modèles divulgués antérieurement. Au contraire de la protection par le droit d’auteur, la protection par le droit des dessins et modèles suppose que l’oeuvre soit déposée à l’INPI.
En revanche, une oeuvre ne peut être protégée par le droit d’auteur que si elle est originale, l’auteur devant identifier les caractéristiques essentielles de celle-ci. L’originalité s’entend comme le reflet de la personnalité du créateur. Il appartient cependant au Juge de décider en dernier lieu si une oeuvre est originale.
En l’occurrence, l’adhérent de l’AFD avait découvert que des contrefaçons fabriquées en Chine de son lit "invitation’s" se trouvaient vendues sur internet.
Après constat et mise en demeure, la société adverse avait cessé l’exploitation contrefaisante. Mais elle a remis en vente le lit litigieux après lui avoir apporté quelques modifications mineures.
Le designer a alors saisi le tribunal de grande instance de Paris d’une action en contrefaçon de droit d’auteur et concurrence déloyale.
Par jugement du 15 février 2011, le tribunal l’a débouté de sa demande au motif que son lit ne serait pas original. La cour d’appel, le 15 juin 2012, a confirmé ce jugement. Elle a jugé que le lit aurait une forme banale, un lit équivalent ayant été créé dès 1989 par Suzanne ZEIDLER, ce dont celle-ci attestait (cf. image ci-après) :
Il n’était pas possible d’accepter une telle décision alors que l’auteur avait dûment identifié les caractéristiques essentielles de son oeuvre et que la cour d’appel semblait lui refuser la protection du droit d’auteur du fait de l’existence d’une antériorité, ce qui n’aurait été pertinent qu’en matière de dessins et modèles. La même chambre de la cour d’appel de Paris (Pôle 5 chambre 2 sous la signature du même Président) avait également dit que les photographies d’un auteur n’étaient pas originales pour des raisons tout à fait similaires : http://blog.droit-et-photographie.com/originalite-brume-epaisse-sur-la-champagne-ardenne/).
L’avocat à la cour de cassation, la SCP Rocheteau et Uzan-Sarano, écrira à ce sujet que « la cour d’appel semble avoir considéré que l’existence d’autres lits en forme de vague suffisait à démontrer que l’auteur n’avait pas exprimé sa personnalité en donnant une forme de vague au lit « invitation’s ». Elle s’est dispensée ainsi de procéder à une appréciation d’ensemble de l’oeuvre en s’interrogeant sur sa singularité ».
Avec l’aide financière de l’AFD, qui a pris en charge les honoraires de l’avocat à la Cour de cassation, un pourvoi en cassation a donc été formé.
Il était rappelé devant la Cour de Cassation que « doit être protégée toute création de forme exprimant la personnalité de son auteur ; qu’en l’espèce loin de revendiquer un monopole d’exploitation sur un « genre » de lit évoquant une vague ou sur les moyens techniques de le réaliser, l’auteur soulignait la singularité de sa création consistant à appliquer une courbe profilée aérodynamique et non symétrique (plus courte et fine vers le pied, plus longue et large vers la tête) au modèle de lit créé par lui, qu’il revendiquait le choix purement esthétique d’intégrer le sommier pour conserver au lit sa forme fluide et souple ; qu’il soulignait , de la même façon, que les tables de chevet avaient été intégrées au lit pour ne pas altérer le mouvement de vague censé l’animer, que l’oeuvre ainsi revendiquée portait donc sur une forme extérieure d’un lit enfermé , avec tous ses accessoires, dans un système de courbes impliquant de multiples choix esthétiques, qu’en s’abstenant de rechercher sur la base de tels éléments, si la création revendiquée exprimait la personnalité de son auteur , la cour d’appel a privé son arrêt de base légale. »
Nous espérions ainsi que la Cour de Cassation allait sanctionner la cour d’appel.
Mais le conseiller à la Cour de cassation chargé de l’affaire déposait un rapport de non-admission de pourvoi.
Il soulignait :
— que l'originalité comme condition subjective s’oppose à la notion objective de nouveauté,
— que la Cour de cassation a, à de nombreuses reprises, rappelé que la notion d’antériorité est inopérante en droit d’auteur,
— qu’elle a, de même, rappelé que l’appréciation de l’originalité d’une oeuvre de l’esprit relève du pouvoir souverain des juges du fond.
Et, il estimait qu’en l’espèce, la cour d’appel, abstraction faite de la référence à la notion d’antériorité, a porté son examen sur l’ensemble des éléments qui caractérisaient , selon le designer, l’originalité du modèle de lit, de façon circonstanciée, au vu des pièces versées aux débats , et a retenu que « le fait de donner au lit une forme de double vague, par deux courbures différentes » était dépourvu d’originalité et que l’adjonction de deux tables de chevet dont la forme ne faisait que reprendre la courbe supérieure du lit n’était pas plus de nature à conférer à l’ensemble un caractère original, que cette appréciation souveraine et motivée ne peut conduire qu’au rejet du moyen.
Par suite, la Cour de Cassation rejetait le pourvoi du designer.
Cette malheureuse décision doit donner à penser aux designers que le droit d’auteur peut dans certaines circonstances ne pas constituer une protection suffisante et qu’il convient de déposer leurs créations à titre de dessins et modèles.
Les designers bénéficieront ainsi de la double protection du droit d’auteur et des dessins et modèles et pourront ainsi faire valoir, cumulativement ou alternativement, l’originalité et la nouveauté de leur oeuvre.
Etant précisé que l’œuvre déposée ne doit pas avoir été divulguée. Toutefois la divulgation dans les douze mois précédant la date de dépôt de la demande de dessins et modèles n’est pas prise en considération si elle est le fait du créateur ou si elle a lieu à la suite d’un comportement abusif à l’encontre du créateur (article L 511- 6 du code de la propriété intellectuelle).
Il convient enfin d’insister sur le fait qu’il est toujours utile de prendre conseil auprès de l’AFD ou d’un avocat, notamment sur la meilleure manière de protéger une œuvre qui vient d’être créée, avant de la diffuser et de l’exploiter.
Commentaires
JLD,
le 10 avr
2017 à 11h21
Bonjour,
En parcourant le compte rendu du jugement donné par la cour d’appel, je suis troublé que le tribunal puisse estimer comme une preuve d’antériorité la simple photo d’un lit, tirée d’une seule et unique page, elle même simplement extraite d’un catalogue qui présente des projets proposés dans un salon en Allemagne en 1991, alors que ce catalogue ne semble pas avoir été présenté sans son entier au tribunal, et je suis tout aussi troublé que les juges se contentent d’une attestation du représentant de ce salon, pour valider le fait que ce lit aurait bien été créé par SuzanneZeidler et présenté effectivement dans ce salon.
Il me paraît incroyable que des éléments aussi flous et incertains puissent être tenus pour des antériorités par un tribunal spécialisé, alors qu’il est demandé aux designers et aux industriels de se constituer des éléments de preuve de création par des moyens bien plus objectifs, officiels, et irréfutabes, qui ne peuvent être l’objet d’aucune subjectivité et encore moins de la simple croyance à la seule bonne foi de celui qui prétend détenir les droits en question.
La photo présentée pourrait très bien d’ailleurs être une simple image 3D.
Selon moi, sans élément autre que ce qui est annoncé comme un extrait de catalogue et une attestation d’un représentant d’un salon lamda en Allemagne, ce modèle de Suzanne Zeidler n’a aucune antériorité réelle, et il est un élément virtuel dont rien ne prouve qu’il a été présenté en 1991 dans le salon évoqué.
Maître François Lesaffre avocat de l’AFD et défenseur de Mr Thomas de Lussac a t-il insisté sur la relativité de cette pièce, et sur la nécessité d’une preuve d’antériorité plus évidente que celle-ci, et en tous cas irréfutable ?
Ce doute qu’il est tout à fait permis d’avoir, n’est nullement mis en évidence dans les différents jugements, ni dans vos différents articles qui rapportent ces jugements.
Cela est d’autant plus gênant que de toute évidence ce jugement met en cause quoi qu’on pense de la qualité du design du lit de Thomas de Lussac, la part d’originalité de sa création, et il le déboute de sa plainte en donnant raison à une société qui a manifestement et de toute évidence copié servilement son modèle de lit.
C’est un très mauvais signal pour ne pas dire une catastrophe par rapport aux droits les plus légitimes à pouvoir se défendre contre les contrefacteurs, et cette décision encourage tous ceux qui veulent relativiser le droit de la propriété intellectuelle, pour pouvoir copier impunément et se servir, en toute impunité.
Et penser que la décision du tribunal aurait été différente si le designer avait déposé et publié un modèle et s’il avait basé ses arguments sur le droit de la propriété industrielle et non plus sur le droit d’auteur, n’est pas pertinent parce que compte tenu des arguments pris en compte par le tribunal, cela n’aurait malheureusement rien changé.
Cordialement